Le 23 novembre 1924 a lieu l’entrée au Panthéon de Jean Jaurès. Assassiné dix ans auparavant, le grand leader du parti socialiste devient ainsi un personnage essentiel de l’histoire de France. Son héritage est aujourd’hui reconnu et récupéré de toute part, mais il reste surtout une icône de la gauche. Le syndicalisme de l’éducation lui a rendu également hommage à de nombreuses reprises : il fut aussi un éducateur passionné par les questions pédagogiques et soucieux de défendre les enseignants. On se souvient ainsi de son article « Aux instituteurs et institutrices » de 1888 qui est restée jusqu’à aujourd’hui présente dans les mémoires[1]. Le centenaire de sa panthéonisation va être l’occasion tout au long du mois de novembre de cérémonies et manifestations officielles qui raviveront son héritage et sa postérité.
La mémoire de Jaurès
Jaurès est assassiné à la veille de la Grande Guerre. Âgé de cinquante-quatre ans, le chef des socialistes français veut, au soir du 31 juillet 1914, écrire un manifeste contre la guerre qui se profile, dénonçant les manœuvres des gouvernements européens. Avant cela, il souhaite dîner avec ses amis, des collaborateurs du journal et des responsables de la SFIO au café du Croissant, situé non loin des bureaux de l’Humanité. Ce café est placé dans un quartier où les sièges de journaux sont nombreux, et cela en fait le lieu de rendez-vous de ceux qui travaillent dans le milieu de la presse. À la fin du repas, il est 21 h 40 lorsque le rideau de la fenêtre ouverte sur la rue se soulève et que deux coups de feu sont tirés ; l’un d’entre eux atteint Jaurès en pleine tête. Il meurt quelques minutes plus tard, alors que son ami Pierre Renaudel essaye d’éponger le sang. L’assassin est aussitôt arrêté : il s’agit de Raoul Villain, un jeune nationaliste de vingt-huit ans atteint de troubles nerveux[2]. Il est persuadé d’avoir tué un traître à la patrie comme de nombreux journaux nationalistes avaient pu décrire Jaurès. La nouvelle se répand, le gouvernement craint dans un premier temps des troubles venus de milieux populaires, mais exprime sa profonde tristesse, tout comme les responsables de la CGT qui, au même moment, sont réunis pour discuter des actions à venir contre la guerre. Jean Jaurès est inhumé le 4 août alors qu’un deuil national a été décrété. La veille, l’Allemagne a déclaré la guerre à la France, et les hostilités vont durer plusieurs années. Au péril de sa vie, Jaurès a tout fait pour éviter un tel conflit armé. Son sacrifice entraîne le ralliement des socialistes et des militants ouvriers à l’Union sacrée, qui prône la défense de la patrie face à l’Allemagne. Le choc traumatique est terrible pour le peuple de gauche : il faut dès lors faire face à la guerre, et les socialistes ont à cœur de jouer leur rôle dans la défense nationale. Plusieurs membres de la SFIO participent au gouvernement d’union nationale. Assez rapidement toutefois, diverses interprétations de l’héritage politique de Jaurès voient le jour pendant la guerre de 1914-1918 et au-delà : une mémoire conflictuelle s’installe, en particulier après la division de 1920 entre les socialistes et les communistes. La panthéonisation de Jaurès a lieu en 1924 : il n’est plus seulement l’incarnation idéale du militant pour la paix et pour l’émancipation sociale. À partir de ce moment-là, il appartient aux héros de la nation, il devient un acteur essentiel de l’histoire de la République.
La panthéonisation de 1924
Le choix de l’entrée au Panthéon du grand leader socialiste est décidé par le gouvernement du Cartel des gauches au pouvoir depuis quelques mois. Regroupant les radicaux et des politiques de centre gauche, bénéficiant du soutien des socialistes, ce gouvernement a cette initiative symbolique forte pour marquer les esprits de l’époque. Mais cette décision est marquée par des critiques : les forces réactionnaires en profitent pour réactiver leur haine de Jaurès, intacte depuis sa disparition, tandis que les communistes pensent qu’il s’agit d’une captation d’héritage de la République « bourgeoise ». La décision est pourtant prise d’une cérémonie fin novembre. Le cercueil de Jaurès arrive à Paris en provenance du Tarn accompagné d’une délégation de mineurs de Carmaux. Un impressionnant cortège se met en place pour aller vers le Panthéon : un catafalque orné de draps noirs est présent sur toutes les photographies de la presse qui est très nombreuse pour l’occasion. L’écho de cette cérémonie est fort, que ce soit dans tout le pays ou dans le reste de l’Europe.
La postérité de la pensée et de l’action de Jaurès
L’entrée au Panthéon de Jaurès marque symboliquement son rôle nouveau dans l’histoire du pays. Il devient un héros national où beaucoup peuvent y puiser l’inspiration.
Léon Blum, autre figure tutélaire du socialisme français, lui a rendu hommage ainsi : « s’est-on jamais demandé comment Jaurès, dès ses premiers contacts avec le peuple – peuples des villes, des champs, des usines – avait pu exercer sur lui cette attraction vraiment unique en son espèce, dont il faut avoir été le témoin pour saisir la toute-puissance ? Où résidait le secret[3] ? » Blum apporte sur ce point plusieurs éléments de réponse : « Le peuple sentait sans s’y tromper cette pureté de l’intelligence et il sentait peut-être encore plus vivement la pureté du cœur. Il se rendait compte, sans méprise possible, que, chez l’homme qui s’adressait à lui, le désintéressement était total, absolu, que nulle parole, nulle action n’étaient seulement teintées par l’ombre d’un mobile personnel quel qu’il pût être[4]. »
Plus récemment, lors de l’inauguration du centre national et musée Jean-Jaurès à Castres en 1988, François Mitterrand prononce un discours sur la mémoire du grand socialiste où il insiste sur un autre aspect de l’héritage : « De Jaurès, Jules Renard, le Nivernais, disait à la même époque : “il avait les poings pleins d’idées”. Et j’imagine tous ceux qui ont choisi cet emblème d’un poing qui va s’ouvrir pour former le signe de la main tendue, porteur de la fleur qui elle-même représente le symbole de la beauté et de l’amour[5]. » En 2014, année de commémoration du centenaire de son assassinat, les plus hauts responsables de l’État, héritiers du socialisme jaurésien, ont également rendu hommage au socialiste : le président de la République, François Hollande, ainsi que Jean-Marc Ayrault, puis Manuel Valls ont tour à tour inscrit leur action politique dans le sillage de Jaurès. Plus largement, en dépit des désaccords et des querelles d’héritage, l’ensemble des forces politiques de gauche, et même au-delà, reconnaît en Jaurès un modèle dont il faut s’inspirer. Quitte à déformer parfois ses idées !
L’apport de la connaissance historique
Mais se référer à Jaurès aujourd’hui passe également par une meilleure connaissance de l’homme et de son œuvre. La mémoire de son action, entretenue par les commémorations et par les différents usages qu’en font les responsables politiques et les partis, doit trouver son prolongement dans l’étude historique, une histoire plus savante, détachée de la subjectivité et des enjeux de mémoire. Dès 1919, une Société des amis de Jaurès est créée, dont le but premier est la publication des écrits du socialiste. Dans la continuité de son action, encore marquée par l’attachement militant à Jaurès, se situe la Société d’études jaurésiennes, fondée en 1959. Animée par l’historien Ernest Labrousse, puis par Madeleine Rebérioux et aujourd’hui par Gilles Candar, cette société a beaucoup œuvré pour une connaissance renouvelée des écrits, de l’action et de la pensée de Jaurès. Ce groupe est « un lieu du souvenir et de la mémoire, un lieu de recherche, d’échanges et d’histoire[6] ». Publiant une revue[7] et ayant réalisé l’édition scientifique des œuvres complètes de Jaurès[8], la Société d’études jaurésiennes combine avec succès une approche de l’histoire savante et l’entretien de la mémoire du socialiste. Enfin, la Fondation Jean-Jaurès, créée en 1992 par Pierre Mauroy, a pour ambition d’inscrire l’action et le souvenir de Jaurès dans un cadre plus large : « Première des fondations politiques françaises et proche du Parti socialiste, la Fondation Jean-Jaurès agit depuis vingt ans pour construire un monde plus démocratique, inventer les idées de demain et comprendre l’histoire sociale et ouvrière[9]. » La Fondation est à l’origine en 2014 d’une importante série d’initiatives pour commémorer le centenaire de la mort de Jaurès, mêlant histoire et mémoire, engagement et pédagogie[10]. Elle poursuit aujourd’hui son action pour faire connaître l’histoire du grand socialiste.
Jaurès incarne jusqu’à nos jours une espérance, un attachement à la République et au socialisme. Sa disparition brutale, le 31 juillet 1914, a marqué durablement les esprits : son courage et son abnégation en font un exemple pour la gauche et pour celles et ceux qui demeurent attachés aux valeurs démocratiques et républicaines, encore plus dans nos temps troublés. Lors du discours qu’il prononce à Albi en 1903, Jean Jaurès tient des paroles qui résument son engagement jusqu’à sa mort et son enseignement toujours d’actualité : « Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille[11] ».
Pour aller plus loin
La biographie de référence sur Jaurès :
– Gilles Candar, Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, nouvelle édition 2024.
À compléter par une autre biographie très intéressante publiée il y a peu :
– Jean Numa Ducange, Jaurès, Perrin, 2024.
L’étude majeure sur Jaurès, son assassinat et sa mémoire :
– Jacqueline Lalouette, Jean Jaurès, l’assassinat, la gloire, le souvenir, Paris, Perrin, 2014.
Sur la panthéonisation de Jaurès :
– Avner Ben-Amos, « La “panthéonisation” de Jean Jaurès. Rituel et politique sous la IIIe République », traduit de l’anglais par Laurence Husson, Terrain, no 15, 1990, pp. 49-64 (en ligne : terrain.revues.org/2983).
Le 23 novembre 2024 aura lieu au Panthéon une rencontre autour de Jaurès https://www.jean-jaures.org/agenda/jaures-de-lecole-normale-au-pantheon/
[1] Benoît Kermoal, Jaurès, les instituteurs, les institutrices et la République, note de la Fondation Jean Jaurès, octobre 2020 en ligne https://www.jean-jaures.org/publication/jaures-les-instituteurs-les-institutrices-et-la-republique/
[2] Raoul Villain est emprisonné durant toute la période de la guerre. Son procès a lieu en 1919, et il est acquitté dans le contexte de la France victorieuse. Voir à ce sujet Jacqueline Lalouette, Jean Jaurès, l’assassinat, la gloire, le souvenir, Paris, Perrin, 2014.
[3] « Le discours de Léon Blum », Le Populaire, 1er août 1937, p. 5 (en ligne : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8227487/f5.zoom.r=Le%20Populaire%20:%20journal-revue%20hebdomadaire%20de%20propagande.langFR), repris dans L’Œuvre de Léon Blum, 1937-1940, t. 2, Paris, Albin Michel, 1965, p. 482.
[4] Ibid., Le Populaire, p. 5 et L’Œuvre de Léon Blum…, p. 483.
[5] François Mitterrand, « Le discours de Castres, 16 novembre 1988 », Jean Jaurès Cahiers trimestriels, supplément au no 139, janvier-mars 1996 p. 22 (en ligne : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6283203r.image).
[6] Présentation de la Société d’études jaurésiennes sur le site Internet www.jaures.info/dossiers/dossiers.php ?val=9_presentation+sej
[7] La Société a d’abord publié un Bulletin de la Société d’études jaurésiennes (en ligne : gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34428062h/date.r=Bulletin+de+la+Soci%C3%A9t%C3%A9+d’%C3%A9tudes+jaur%C3%A9siennes.langFR), puis Jean Jaurès Cahiers trimestriels (en ligne : gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34532308g/date) et, enfin, les Cahiers Jaurès (en ligne : www.cairn.info/revue-cahiers-jaures.htm).
[8] https://www.fayard.fr/auteur/jean-jaures/
[9] Voir l’onglet « Notre mission » sur le site Internet de la Fondation Jean-Jaurès : www.jean-jaures.org/La-fondation/Notre-mission
[10] Voir en particulier une série de notes sur Jaurès
[11] Jean Jaurès, « Discours à la jeunesse », Albi, 30 juillet 1903.
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