Enjeux scolaires et éducatifs en Guyane : Interview d’Alexandra Vié, sociologue

Voyageons en Guyane à travers les yeux de la sociologue Alexandra Vié. L’IRES publiera prochainement son rapport de recherche établi pour le Centre Henri Aigueperse Education et (grande) pauvreté. Expériences scolaires et professionnelles en contexte de pauvreté : quand la marginalité vient questionner la mise en œuvre des politiques publiques éducatives.

Alexandra Vié s’intéresse aux expériences scolaires des élèves et des professionnel·le·s de l’éducation. Elle a enseigné à l’université pour la formation des futur.es enseignant.es et des cadres du travail social et sa thèse[1] a porté sur l’école à Maripasoula en Guyane

Comment se caractérise le territoire de Guyane ? Quelles y sont les principales problématiques éducatives ?

Vaste question ! Je vais essayer d’être synthétique et donc non exhaustive. La Guyane est un territoire géographiquement constaté, situé entre deux pays extra européens, le Brésil et le Suriname. L’opposition classique tend à distinguer une bande littorale qui couvre environ 10% de la surface de la Guyane et abrite près de 90% de la population, et un territoire vaste constitué de zones forestières et fluviales. Toutefois, des précisions s’imposent dans la mesure où la diversité territoriale de la Guyane a des incidences sur les enjeux éducatifs et la manière de penser les politiques éducatives. Nous pensons par exemple aux infrastructures scolaires et périscolaires. Elles sont inégalement réparties et sous dimensionnées par rapport aux besoins éducatifs. En effet, la moitié de la population a moins de trente ans et un tiers a moins de 15 ans. Cette particularité démographique, contrastée selon les territoires, se comprend à la lumière de soldes migratoire et naturel qui restent positifs encore aujourd’hui. Le sous-dimensionnement éducatif s’entend aussi bien en termes de places dans les établissements que du nombre d’infrastructures. Elle doit aussi s’observer par le manque de professionnel.les formé.es et se mesure par la faible diversité de l’offre éducative. Les disparités territoriales sont également manifestes, avec par exemple une absence de lycée sur les fleuves de Guyane ou même de collège sur le fleuve Maroni. D’autre part, la Guyane est multiculturelle et plurilingue avec plus d’une trentaine de langues et de dialectes recensés. Cette structuration n’est pas exclusivement dû aux mouvements migratoires contemporains, ils demeurent intrinsèques à la construction de la société guyanaise. Ainsi depuis les années 70-80, les politiques éducatives tentent de considérer le plurilinguisme des élèves par des parcours bilingues, la médiation d’intervenants en langues maternelles et dans la formation des enseignant.es. Toutefois, pour de nombreuses familles, le français n’est pas la langue maternelle des enfants. Enfin, la Guyane connait une pauvreté accrue : une personne sur cinq vit en dessous du seuil de pauvreté local fixé à moins de 500 euros par mois, et la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté national fixé à un peu plus de 1000 euros. Parallèlement, c’est un territoire très inégalitaire : 20% des plus riches de Guyane détiennent 47% de la richesse du département, soit 10 fois plus que les plus pauvres. Ainsi, la Guyane apparaît comme un territoire sous tension du point de vue socio-éducatif où le temps scolaire n’est pas toujours sanctuarisé. Les institutions scolaires souffrent souvent de représentations négatives, et dans le même temps, leur présence se révèle indispensable au fonctionnement de la société.

À chaque rentrée scolaire, les médias font état d’enfants non scolarisés. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

En effet, tous les ans les associations de défense des droits de l’enfant et les médias font état d’un défaut de scolarisation pour les enfants et les jeunes en âge d’instruction ou de formation obligatoire, soit entre 3 et 18 ans. Ce phénomène est bien réel mais très difficilement quantifiable et souvent mal évalué ou sous-estimé. Ce qui nous intéresse ici, c’est avant tout les causes qui engendrent à la fois une absence de scolarisation et des phénomènes de déscolarisation chez les enfants et les jeunes. Au regard de ce que je viens de dire, il existe des raisons structurelles : le manque de places dans les établissements, une mauvaise orientation scolaire ou un défaut d’orientation, la distance des établissements scolaires, l’absence de restauration scolaire, etc. Autant d’éléments qui entravent l’accès à l’école et la poursuite d’études. Il existe aussi des raisons socioéconomiques liées aux conditions de vie des familles : le manque de ressources pour payer les transports ou les fournitures, des habitations précaires sans accès à l’eau ou à l’électricité. Pour de nombreux enfants, la participation aux tâches domestiques prend le pas sur le temps scolaire. Enfin, il ne faut pas passer sous silence les pratiques discriminantes de professionnel.les ou d’institutions éducatives. Si les enfants étrangers migrants venant d’arriver sur le territoire sont largement concernés par ces phénomènes, il ne faut pas mettre le voile sur la non-scolarisation et la déscolarisation des enfants issus de minorités culturelles ou originaires des fleuves de Guyane, les jeunes de plus de 16 ans ou encore les enfants en situation de handicap.

Comment les professionnels de l’éducation vivent leur métier dans ce contexte ?

La manière de vivre son identité professionnelle et son métier est extrêmement variable et dépendante de facteurs externes comme l’équipe, l’établissement, les projets, les relations aux familles et aux élèves. Mais elle dépend aussi de facteurs internes : le niveau d’expérience, le rapport au travail, etc. Aussi j’essayerai de peindre des réalités variées sans tomber dans le cliché. Ce qui est sûr c’est que dans l’académie les besoins en personnel éducatif sont prégnants. J’entends ici, le personnel enseignant du 1er et du 2nd degré et les enseignants spécialisés, mais je pense aussi au personnel non enseignant issu du médicosocial ou sur des postes de direction et administratif. D’un côté, la Guyane offre des perspectives professionnelles que peu de territoires permettent, mais en même temps, elle souffre d’une très grande mobilité de ses profesionnel.les. Les jeunes titulaires et les personnels contractuels occupent ainsi de nombreux postes. L’écrasante majorité des établissements scolaires est inscrite en éducation prioritaire ou prioritaire renforcée et en fonction des établissements et des territoires, les conditions de travail fluctuent. Certains et certaines enseignent dans des écoles des fleuves accessibles par pirogue et par avion, et se retrouvent en situation d’altérité face aux populations et au territoire. Parmi eux, une partie se sent alors isolée ou délaissé par leur institution. D’autres interviennent dans des établissements surpeuplés en quartier prioritaire de la ville. Par contre, tous font face à des publics scolaires complexes desquels ils peuvent se sentir éloignés voir impuissants. Si dans certaines écoles, le public est monoculturel, dans leur majorité, les élèves sont plurilingues, apportant à la fois une richesse au métier d’enseignant mais venant également questionner la construction de l’identité professionnelle et la perception du métier.

On entend souvent dire que les territoires éducatifs d’Outre-mer sont « particuliers ». Est-ce que de ces particularismes, vous relevez des éléments qui pourraient être profitables à d’autres territoires français ?

En effet il est souvent fait état du caractère particulier de la Guyane pour ne parler que d’elle. Ce territoire est jugé exceptionnel sur bien des aspects : sa faune, sa flore, sa situation géographique, la richesse de ses langues et de ses cultures, etc. Sans dénaturer les réalités guyanaises et ses particularités, il faut tout de même se demander par rapport à quoi ce territoire est considéré comme exceptionnel voire en marge. Tout particularisme se situe par rapport à une norme, par rapport à un centre. À mon avis la réponse se situe dans son rapport à la France « métropolitaine ». J’utilise ce terme volontairement car c’est en rapport à son histoire coloniale que la question des particularismes peut être analysée. Rappelons que l’histoire de l’école en Guyane est celle d’une histoire scolaire coloniale inscrite dans les principes de la IIIe République qui ne s’est pas arrêtée en 1946. D’ailleurs, la départementalisation de 1946 n’a concerné qu’une partie du territoire. Les communes de Maripasoula, Papaïchton-Grand-Santi, Camopi et Saül ne sont créées qu’en 1969. Après cette date, l’école publique s’y installe progressivement. C’est pour le coup une histoire récente. Par ailleurs, peut-être pourrions-nous changer de centralité et observer l’école de Guyane dans son contexte régional et à la lumière de ses enjeux frontaliers. Toutefois, si l’on doit aborder le particularisme éducatif de la Guyane, remarquons que son école apparaît avant tout comme un miroir grossissant des enjeux scolaires contemporains. Elle propose des enseignements par exemple en matière de politique linguistique ou sur la prise en compte des relations inter-ethniques et la gestion de l’allophonie. Ces éléments structurant notamment l’expérience scolaire des élèves migrants, ne sont pas propres à la Guyane et se posent dans de nombreux territoires où vivent des populations issues d’anciens territoires coloniaux. L’accompagnement des nouveaux professionnels de l’éducation à leur prise de poste est un autre élément à partir duquel il est possible de réfléchir depuis le cas guyanais. Partir des enjeux éducatifs des territoires d’Outre-mer pour penser une école ancrée dans son territoire et dans son histoire permettrait peut-être d’apporter un autre regard aux politiques nationales d’éducation.

Pour aller plus loin …

Ecouter Alexandra Vie vous raconter d’autres spécificités de la scolarisation en Guyane dans le podcast sur La scolarisation des enfants d’orpailleurs à Maripasoula, avec Alexandra Vie, l’invité pour 7h à Radio Péyi le 23 octobre 2024.

Références proposées par l’auteure

Maïtena Armagnague et al., « Rapport de Recherche Educinclu: Éducation inclusive des enfants et jeunes primo-migrants : Élèves et professionnels du champ éducatif face aux enjeux de l’inclusion » (Paris, France: Centre Henri Aigueperse, juillet 2019);

Maïtena Armagnague et Simona Tersigni, « Vivre son enfance migrante à l’école française: Réflexions sur des hiérarchisations sociales enfantines », Revue des sciences sociales, no 64 (30 novembre 2020): 46‑53

Noucher, Matthieu, et Laurent Polidori. Atlas critique de la Guyane. Paris: CNRS éditions, 2020.

Alexandra Vié et al., « Guyane, les défis du droit à l’éducation », rapport de recherche (Paris: UNICEF, Défenseur des Droits, Association Migr’en Soi, avril 2021);

Alexandra Vié, « École et migration en Guyane française : invisibilité des parcours migratoires dans les dossiers scolaires à Maripasoula », Revue Européenne des Migrations Internationales 4, no 34 (2018): 143‑65.


[1] Alexandra Vie, Quelle école pour les enfants de l’or en contexte amazonien? : l’expérience scolaire des enfants et des jeunes migrants issus de familles orpailleuses dans le territoire frontière de Maripasoula, 2023


En savoir plus sur Centre de Recherche de Formation et d'Histoire sociale - Centre Henri Aigueperse - Unsa Education

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Laisser un commentaire

Propulsé par WordPress.com.

Retour en haut ↑

En savoir plus sur Centre de Recherche de Formation et d'Histoire sociale - Centre Henri Aigueperse - Unsa Education

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture