Quel est l’impact de la sur-scolarisation de l’école maternelle sur les inégalités sociales?

Le projet d’une école maternelle « plus scolaire » et dont les acquis sont centrés sur les apprentissages fondamentaux est souvent justifié par « les politiques » par la lutte contre les inégalités sociales. Cette volonté relève-t-elle d’un mythe ou permet-elle de réduire réellement des écarts ?

Lors de la dernière conférence du cycle « Vers une science cognitive intégrative des inégalités sociales »[1] , proposé par le Centre de recherche en neurosciences de Lyon, des chercheurs ont mis en exergue des liens entre la sur-scolarisation de l’école maternelle française et le renforcement des inégalités sociales. En France, l’instruction est obligatoire à 3 ans depuis 2019 et l’école maternelle fait partie intégrante du système scolaire. L’analyse proposée ne porte pas sur l’impact de cette mesure mais plutôt sur la nature des activités proposées. Le croisement des données d’enquêtes sociologiques et de méta-analyses a amené les experts à repérer des formes de pratiques pédagogiques préscolaires inclusives socialement. Le centre Henri Aigueperse vous partage la synthèse de l’exposé de Ghislain Leroy[2], et Youssef Tazouti[3].

Quels sont les apprentissages préscolaires qui sont particulièrement utiles à la scolarité future ?

La recherche démontre que les dispositifs préscolaires ont un impact positif sur les compétences cognitives des enfants. En effet, il apparait que cet environnement permet un travail plus approfondi sur les domaines reconnus pour leur forte prédictivité des compétences en lecture/écriture ultérieures :  

  • Du langage oral : notamment la compréhension et l’acquisition d’une variété lexicale
  • La connaissance des lettres : phonème, graphème, geste graphique
  • La conscience phonologique et la capacité à manier les sons : mots, syllabes, phonème

Faisant référence à l’étude menée par T.W Curby [4] sur les compétences socio-émotionnelles et les compétences pré-alphabétiques, les chercheurs avertissent qu’il est néanmoins nécessaire de veiller à un équilibre entre les objectifs académiques et le développement global des enfants car les compétences socio-émotionnelles soutiennent les apprentissages scolaires. Gestion des émotions, résolution de problèmes sociaux, empathie, coopération, prise de recul, inhibition des comportementsimpulsifs, prise de décision, engagement scolaire, sont des compétences tout aussi essentielles en préscolaire que les compétences langagières ou mathématiques.

La logique de « schoolification », c’est à dire la préparation de plus en plus précoce aux apprentissages scolaires, traverse les frontières sous des formes différentes : Japon, Belgique, Italie, Suisse romande. Mais partout, elle est indissociable de nouvelles logiques évaluatives et de l’ «accountability », terme issu du new public management [5], c’est-à-dire un climat de traçabilité des données De fait, elle transforme les pratiques enseignantes tout comme les manières d’évaluer. Elle entraîne essentiellement une valorisation des  « apprentissages fondamentaux »  (écriture, lecture, mathématiques)  qui amène les enseignants à aborder plus directement les activités, avec une tendance à aller plus vite, produire beaucoup de traces et ce, au détriment parfois de l’étayage pourtant indispensable aux plus fragiles. Cette logique d’urgence, tant à l’échelle d’une journée que de l’ensemble du parcours de la maternelle, devient un contexte hautement défavorable pour certains. Cette accélération du rythme des apprentissages accentue les écarts puisqu’elle favorise les enfants déjà préparés à jouer leur rôle d’élève.

Enfin, la logique scolarisante peut aussi faire de la relation adulte/enfant, une relation enseignant·e / élève où les aspects socio-émotionnels sont mis de côté. Or une relation affective sécurisante avec l’adulte permet à l’enfant d’ouvrir sa « zone proximale de développement »[6] et rester dans un rapport institutionnel peut devenir problématique pour les enfants moins autonomes émotionnellement.

Les chercheurs ont ensuite porté leur regard sur le « montessorisme »[7] contemporain, interrogeant son efficience pour la réduction des inégalités. Partant des résultats d’une compilation[8] de 33 études menée sur 21 000 enfants issus de 3 continents différents, ils démontrent :

  • des effets importants de cette approche sur les capacités cognitives incarnées, c’est-à-dire du lien créé entre une connaissance et l’expérience réelle lors de la construction d’un concept, notamment du fait de l’utilisation de plusieurs sens (toucher, vue, audition). L’utilisation de lettres rugueuses par exemple, permet d’associer une représentation graphique à un son ; en mathématique l’association de quantités physiques palpables aux chiffres écrits permet de renforcer la compréhension entre la représentation spatiale et mathématique d’un nombre.
  • des effets modérés sur les compétences sociales (coopération plutôt que compétition, partage et entraide, motivation intrinsèque).

L’ensemble des éléments amène les chercheurs à affirmer que plutôt que d’opposer les logiques d’apprentissages scolaires et psycho-émotionnelles, il faut penser l’enfant comme un sujet complexe. Ainsi, réduire l’importance des apprentissages aux seules dimensions académiques n’a pas de sens. S’il convient de refuser le spontanéisme, l’autonomie de l’enfant est à soutenir et les adultes qui l’accompagnement doivent disposer du temps nécessaire pour l’étayage, particulièrement important pour les enfants moins dotés lexicalement. Enfin, il convient de ne pas minimiser le soutien émotionnel apporté par l’adulte en même temps que l’apport didactique.

L’accompagnement de tous les enfants et ce dans toutes leurs dimensions est au cœur des métiers de l’enseignement et de l’éducation. Pour le centre Henri Aigueperse, cet exposé démontre que les professionnels tiennent une part de vérité dans le rôle qu’ils incarnent : manipulation de matériel, étayage, prise en compte de la part émotionnelle font aujourd’hui partie intégrante de leur pratique professionnelle. Mais l’environnement institutionnel n’évolue pas en ce sens. Les logiques scolarisantes de la maternelle en vigueur depuis les années 1980 ne sont pas en faveur d’une réduction des écarts sociaux des élèves, et elles ne peuvent que mettre en tension les professionnels qui se sentent en contradiction avec leur mission de service public.


[1] La conférence du 16 septembre a clôturé le cycle « Vers une science cognitive intégrative des inégalités sociales ». Les 5 rencontres ont permis de présenter et discuter des travaux tant en sciences cognitives qu’en sociologie qui essayent de penser l’articulation entre le « social » et le « cognitif ». L’objectif de cette conférence était notamment de contribuer à nourrir les relations entre sciences cognitives et sciences sociales sur la question des inégalités sociales.

[2] Ghislain Leroy est sociologue et professeur des universités à la Sorbonne Paris Nord. Ses travaux portent sur l’évolution des attentes envers l’école maternelle française et l’impact sur les élèves. Son ouvrage L’école maternelle de la performance enfantine, Bruxelles, Peter Lang, col. « Petite enfance et éducation », 2020, 162 p. montre combien ces nouvelles attentes s’avèrent défavorables aux enfants de milieu populaire.

[3] Youssef Tazouti est professeur des universités en psychologie à l’université de Lorraine. Ses travaux portent notamment sur une analyse des effets des pédagogies.

[4] T.W. Curby, 2015, Associations entre les compétences socio-émotionnelles des enfants d’âge préscolaire et les compétences pré-alphabétiques, Développement du nourrisson et de l’enfant :  Volume 24,  numéro 5, p. 469 – 570.

[5] Le new public management est approche transférant des méthodes de gestion des entreprises privées visant des réformes des administrations publiques et dans un but de recherche d’efficacité. Approfondir sur le sujet avec Xavier Pons avec la note de lecture ou le podcast sur son ouvrage La fabrique des politiques d’éducation. La rapidité sans la qualité ?  PUF, Janvier 2024.

[6] La « Zone proximale de développement » est un concept développé par Lev Vygotski et qui représente le cadre dans lequel un apprenant peut construire lui-même ses apprentissages quand une aide appropriée lui est apportée. Il a développé cette thèse dans l’essai suivant:

Vygotski, L.-S., Traduction de Sève, F.(dir.)Pensée et langage. La Dispute, 2019.

[7] Les principes de la pédagogie Montessori cités : évolution de l’enfant à son rythme, liberté guidée dans les activités, règles de vie garant du bon fonctionnement, matériel qui stimule l’autonomie, matériel auto-correctif, accompagnement de l’adulte au besoin, absence de récompenses et punitions, recherche de la motivation intrinsèque, groupes multi-âges.

[8] A. Demangeon. Pédagogie Montessori : quels effets sur le développement psychologique et les apprentissages des enfants ? Psychologie. Université de Lorraine, 2022.


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