Marguerite Bodin, une institutrice pionnière et visionnaire oubliée

Née en 1869 et morte en 1940, Marguerite Bodin fut tout à la fois institutrice passionnée de pédagogie, féministe, pacifiste et syndicaliste convaincue. Présente dans les combats qui ont secoué l’éducation et la société, il est temps de mettre l’éclairage sur cette figure oubliée de l’histoire sociale. 

Marguerite Bodin fait partie de la cohorte des premières générations d’institutrices1 formées à la fin du XIXe siècle dans le sillon des lois Ferry (1881-1882) et Gobelet (1886). La féminisation de l’enseignement entre 1880 et 1920, ne s’est pas faite sans heurts et résulte d’un long processus. Ces lois, en imposant la laïcisation et l’organisation d’un corps enseignant féminin, entraînent la création d’école normale de jeunes filles. Si les républicains, soucieux de moraliser et d’instruire le peuple, voient dans les institutrices des éducatrices modèles, leur rôle reste d’abord cantonné à l’enseignement des filles et des plus jeunes enfants. 

Mais le manque de maîtres, amplifié par la loi de 1904 interdisant l’enseignement aux congrégations, puis par la Grande Guerre, favorise l’entrée massive des femmes dans les écoles mixtes et même dans certaines classes de garçons. Au grand dame de certains pour lesquels, « les vertus viriles ne peuvent bien s’acquérir que sous l’autorité d’un maître 2 » .  En 1919, la loi établit pour la première fois l’égalité de traitement entre hommes et femmes dans la fonction publique, pourtant l’administration continue à privilégier les instituteurs pour les postes de direction. Certains responsables regrettent toujours la « vague féminine ».

Une féministe

La voix de Marguerite Bodin s’élève contre ceux qui regrettent cette vague. Dans son livre, Les surprises des écoles mixtes, paru en 1905, elle écrit « Une femme ne peut pas enseigner l’instruction civique aux garçons aussi bien qu’un instituteur. Et pourquoi cela ? Sommes-nous donc incapables d’aimer la patrie et la liberté ? (…) Quand des femmes ont exercé le pouvoir n’ont-elles pas prouvé qu’elles étaient capables de gouverner aussi bien que les hommes ? (…) N’ont-elles pas montré un sens politique, des capacités administratives, une puissance de volonté qui les placent bien au-dessus d’un Louis XV, d’un Louis XVI, (…) et de tant d’autres souverains incapables, jouets de leurs passions et de leur entourage ? 3 » .

Elle porte son combat féministe dans le mouvement des Amicales d’instituteurs et d’institutrices prémices du syndicalisme enseignant (notamment du SNI ). Lors d’un de ces congrès, à Lille en 1905, elle fonde avec d’autres militantes la fédération des Groupes féministes universitaires (GFU). Ces groupes rassemblent des femmes issues du monde de l’enseignement et des études supérieures, décidées à promouvoir l’accès des femmes à l’éducation, à la recherche et à la vie publique. Ce réseau de pensée féministe, laïque et progressiste contribue à diffuser des idées nouvelles sur le rôle social de l’école et sur la place des femmes dans la République. 

Une pionnière de la pédagogie

Mais, Marguerite Bodin se qualifie d’abord comme une pédagogue. Elle se distingue vite par ses idées modernes et une vision qui place l’enfant au coeur du processus éducatif :  « La discipline que je rêve d’établir dans ma petite classe ne sera point faite de crainte, mais d’amour. Je la veux toute volontaire, procédant du désir de bien faire, non de la peur des punitions . 4 »  Pour elle, l’école doit donc permettre à l’enfant de s’épanouir, de comprendre le monde et de développer son sens critique.

Elle met sa pédagogie en pratique en participant à la rédaction de manuels notamment : Lecture intelligente, nouvelle méthode de lecture : écriture, dessin, langage, jeux, devinettes 5 en 1911 et le manuel de cours préparatoire Jacques et Zette en 1929. « De petits récits plein de vie et de gaieté, (qui) leur racontera (aux élèves) la simple et gracieuse histoire de deux enfants de leur âge, en qui, bien souvent, ils auront la joie de se reconnaître » . À l’âge d’or de la « leçon de choses », elle précise : « les illustrations […] ont été l’objet de tous nos soins. (…) Nous les avons voulues nombreuses, variées et surtout claires, car notre désir est que ces images soient, comme le texte, lues et observées. 6  » .

Toujours en avance, elle se lance aussi dans un plaidoyer pour la « coéducation », comprendre ici les écoles mixtes, jusqu’alors réservées à quelques écoles rurales. Lors du congrès des Amicales de Lille, elle étrille la séparation des sexes, non seulement artificielle mais contraire à la psychologie même de l’enfant. Elle argumente à partir de sa propre expérience, quand le retrait d’une cloison séparant filles et garçons a transformé la vie de sa classe : « Je laissai les enfants s’amuser tous ensemble aux récréations : la paix et la pureté revinrent avec la confiance et la liberté 7  » Pour elle, la coéducation est une véritable éducation « morale et civique » , le moyen de former de futur·es citoyennes et citoyens sensibilisé·es à l’égalité et capables de bâtir une société fondée sur la fraternité et la liberté. L’idéal républicain incarné en somme. 

Extraits du manuel Jacques et Zette, 1929, le-livre.fr

Une socialiste pacifiste

Marguerite Bodin, que Le Maitron nous présente comme «une des premières militantes (…) du mouvement socialiste 8» est, à l’instar de ses camarades, une pacifiste convaincue et active. Un engagement vécu au quotidien dans sa classe où elle prend ses élèves à partie : « Mes enfants, les peuples se laissent mener à la guerre par leurs chefs. (…) Tuer des soldats étrangers, (…) n’est-ce pas une barbarie ? 9 » . Dès 1901, lors du congrès de l’Amicale de Bordeaux, elle présente une motion sur le pacifisme dans les programmes scolaires. Elle préconise « de limiter l’histoire-batailles, de s’étendre (…) sur le développement des civilisations et, contre le chauvinisme, d’enseigner le respect du droit 10« . Ses convictions la poussent à fonder la Société d’éducation pacifiste avec Madeleine Carlier.

Elle participe également à la revue pour enfants, Les Petits Bonshommes, aux prises de position ouvertement pacifistes. Les poèmes et récits qui condamnent la guerre y sont récurrents, ses méfaits dénoncés et l’ouverture aux autres pays valorisée. La revue refuse d’exalter le sentiment national. Ici, point de récits patriotiques mais des pages sur les découvertes des us et coutumes des autres peuples : l’école aux États Unis, la religion des Incas, l’architecture moscovite 11

Comme beaucoup d’autres pionnières, Marguerite Bodin a été oubliée par l’Histoire officielle. Par ses écrits et son engagement, elle a anticipé les grands principes de la mixité scolaire, de l’égalité filles-garçons et de la pédagogie active. Elle a su penser l’école comme un lieu de liberté et d’émancipation, fidèle à la devise républicaine. Elle laisse l’image d’une éducatrice visionnaire, convaincue que l’école peut transformer la société. Une réelle inspiration pour notre fédération. 

  1. Elle livre son expérience dans son livre L’Institutrice 1922, éd. Doin, réédité en 2012, Paris, éd. L’Harmattan où elle retrace l’histoire de l’enseignement des filles, décrit la vie professionnelle des enseignantes, leurs conditions de travail et leurs moyens d’action collective. Elle y dénonce les inégalités persistantes, son propos prend alors des tournures militantes. La critique de La Revue Pédagogique de l’époque est très sévère voire condescendante.  ↩︎
  2. Jean-François Chanet : Des institutrices pour les garçons, La féminisation de l’enseignement primaire en France des années 1880 aux années 1920, in L’éducation des filles XVIIIe-XXIe siècles, Sous la direction de Pierre Caspard , Jean-Noël Luc et Rebecca Rogers, Histoire de l’éducation 2007 ↩︎
  3. Marguerite Bodin : Les surprises des écoles mixtes, Librairie universelle Paris,1905 ↩︎
  4. Ibid ↩︎
  5. Voir des extraits ici  ↩︎
  6. Site de  l’Inspe de Bourgogne : article l’animal au service de la lecture, un héritage ↩︎
  7. Marguerite Bodin : Les surprises des écoles mixtes, Librairie universelle Paris, 1905 ↩︎
  8. Dictionnaire biographique d’histoire ouvrière et sociale, Le Maitron. Notice Marguerite Bodin ↩︎
  9. Marguerite Bodin : Les surprises des écoles mixtes, Librairie universelle Paris, 1905 ↩︎
  10. Ibid ↩︎
  11. Analyse de l’IHOES n°51 : Dawinka Laureys, Les Petits Bonshommes, une revue instructive et pacifiste des années 1920, 24 septembre 2009 ↩︎


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