Front populaire : histoire et postérité d’un moment d’espoir

La référence au Front populaire est devenue omniprésente depuis la dissolution de l’Assemblée nationale au soir du résultat des élections européennes le 9 juin 2024. Période qui a changé la vie du peuple français entre 1936 et 1938, elle fait aujourd’hui figure de mythe mobilisateur d’une gauche qui cherche à constituer un rempart face à l’extrême droite de plus en plus puissante. Mais derrière le mythe, on méconnaît trop souvent la dynamique du Front populaire, ses contours, ses réussites et ses échecs. C’est pourquoi le Centre Henri Aigueperse propose cet article de synthèse, qui, tout en donnant les éléments clés de cet événement plein d’espoirs, insiste sur le sujet de l’école et de l’éducation dans cette période. Le rôle méconnu du syndicalisme de l’éducation sera aussi rappelé car il a été majeur dans ce puissant mouvement politique et social.

Qu’est-ce que le Front populaire ?

La dynamique unitaire

On peut distinguer deux définitions du Front populaire[1], selon que l’on s’intéresse à l’alliance politique qui permit l’arrivée au pouvoir de la gauche entre 1936 et 1938, ou si on se penche davantage sur le vaste mouvement social et culturel qui s’étale sur une période plus longue de 1934 à 1938. Mais dans les deux cas, on peut considérer qu’il constitue avant tout un mouvement unitaire dont le but est de défendre la République face à l’extrême droite qui devient à partir de 1934 de plus en plus forte en France. Ce moment antifasciste[2] repose sur la mobilisation des forces politiques situées à gauche, des syndicats et des associations, mais aussi des intellectuels et des acteurs culturels, des partisans de l’éducation pour toutes et tous et du peuple français qui se reconnaît dans la préservation des institutions démocratiques. Cette dynamique trouve son origine dans la riposte du mouvement ouvrier après le 6 février 1934 où se sont déroulées des manifestations d’extrême droite tournant à l’émeute[3]. On craint alors une prise du pouvoir de ce courant politique et la disparition de la République. La gauche, très divisée, prend conscience du danger, et sous la pression de son électorat, s’inscrit dans un mouvement unitaire qui va créer une alliance électorale. Le premier moment fort de cette alliance en marche se situe le 14 juillet 1935[4] où le serment du Rassemblement populaire est diffusé : « Nous faisons le serment solennel de rester unis pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses pour défendre et développer les libertés démocratiques et pour assurer la paix humaine. »

La difficile alliance électorale et la victoire

Il ne faudrait pas croire que l’alliance des forces de gauche va de soi après le 6 février 1934. Il existe de nombreuses oppositions qui rendent les discussions difficiles. Les trois principales forces politiques sont alors : les radicaux-socialistes, qui sont au centre-gauche, et sont des acteurs clés de la vie politique depuis plusieurs années. Laïques et républicains, ils ont souvent été associés au centre voire à la droite dans certaines circonstances. Ils ont l’expérience du pouvoir, par exemple entre 1924 et 1926 mais cela a été marqué par un échec[5]. Ils sont toutefois les élus les plus nombreux par rapport aux socialistes et aux communistes. Les socialistes sont rassemblés avant tout au sein de la SFIO qui est dirigée par Léon Blum, un intellectuel juriste, député et directeur du quotidien Le Populaire. C’est à lui que l’on doit la distinction entre les notions d’« exercice du pouvoir » et de «  conquête du pouvoir ». Cela explique que les socialistes veulent avoir la majorité pour ensuite entrer au gouvernement. Dans le cas contraire, ils ne font que soutenir comme entre 1924 et 1926. Parti qui se revendique marxiste et révolutionnaire, il est composé de nombreux courants et attire un électorat ouvrier ainsi que des classes moyennes et intellectuelles. Enfin, le parti communiste, né en 1920, a une nouvelle dynamique à cette période, s’inscrivant dans une défense de l’antifascisme et de la République. Cette poussée oblige à des démarches unitaires mais ce parti demeure toujours très lié à l’URSS et à Staline. Aux côtés des trois grands partis, on trouve des petites structures soit avec des communistes opposées au PCF, des socialistes qui ne veulent plus être à la SFIO, ou des minorités révolutionnaires. Cela donne un ensemble disparate où les  disputes de doctrine et de personnes sont très sévères, virant parfois à des affrontements violents. Mais cela n’empêche pas l’union, ou du moins la volonté unitaire. Il a fallu négocier, repoussant les oppositions partisanes, se faire confiance et aplanir les querelles. Cela s’est fait progressivement, entraîné par la volonté unitaire des électorats des différentes familles politiques. Il ne faut pas se leurrer : derrière l’unité, chacun cherche à profiter de la situation mais l’union est forte contre les forces antidémocratiques. La République est en danger, et les partis de gauche sont prêts à agir pour défendre les libertés démocratiques. L’accord se fait sur un programme minimal publié en janvier 1936. Chaque parti peut présenter au premier tour des élections législatives son candidat, puis le premier arrivé en tête bénéficie du désistement des autres. Le 3 mai, les élus du Front populaire sont majoritaires, 57 % des Français ayant voté pour eux. C’est une victoire réelle mais d’une courte tête. À cela s’ajoute une autre surprise : ce sont les socialistes qui ont le plus d’élus et c’est donc leur chef Léon Blum qui devient chef du gouvernement en tant que président du conseil. Grande différence avec aujourd’hui : la Troisième république est un régime parlementaire et le président de la République n’a qu’un rôle mineur, contrairement à la Vème République. Blum prend le temps du mois de mai pour constituer son gouvernement, et durant cette période un vaste mouvement de sympathie, avec de nombreuses manifestations et des grèves, l’accompagne. La République est sauvée, le peuple souhaite de grands changements, et comme le dit un des soutiens de Blum, Bracke- Desrousseaux : « enfin, Les difficultés commencent! »

Le rôle du syndicalisme des instituteurs et des enseignants

On ne perçoit pas bien la nature de cet événement si on ne prend pas en compte le fait que le Front populaire n’est pas qu’une alliance électorale. En effet, le programme est signé par une multitude d’associations et de syndicats, en premier lieu, la CGT fraichement réunifiée. Réformistes et révolutionnaires se sont rassemblés dans une seule union qui bénéficie alors d’un fort développement[6]. Parmi les associations, on trouve beaucoup de structures culturelles ou liées à l’éducation, comme la Ligue de l’enseignement. Mais c’est le Syndicat national des instituteurs et institutrices qui joue un rôle majeur dans la genèse du Front populaire et dans le soutien au gouvernement de Blum. En effet, les partis politiques ont du mal à s’entendre dans la construction de l’alliance, et certaines structures font figure de lien entre ces groupes politiques. Ainsi, le SNI joue ce rôle de conciliateur à plusieurs reprises. Le programme final est d’ailleurs signé dans ses locaux rue de Solférino et il est publié  pour la première fois dans le journal du syndicat, l’Ecole libératrice le 18 janvier 1936.

Le SNI est dirigé par une équipe rajeunie depuis le début des années 1930. Plus de 100 000 instituteurs y sont syndiqués sur un total de 120 000, ce qui suffit à montrer sa puissance dans l’éducation primaire. C’est André Delmas qui en est le principal représentant en 1936. Né en 1899, il commence sa carrière d’instituteur à Montauban et devient le responsable national du SNI en 1932. Dès lors, il défend l’action syndicale des instituteurs au sein de la CGT et est partisan de l’action unitaire des forces politiques et syndicales de gauche. Lui-même membre de la SFIO, il milite après le 6 février 1934 pour la défense de la République contre le fascisme, en publiant le 10 novembre de la même année dans l’Ecole libératrice un éditorial intitulé « Pour un large rassemblement » demandant aux socialistes et aux communistes de marcher main dans la main pour faire face aux troubles politiques de l’époque. Son rôle de conciliateur lui permet d’impulser une dynamique unitaire illustrée par la grande journée du 14 juillet 1935, acte fondateur du Front populaire. Il est en conséquence indéniable que le programme unitaire établi en janvier 1936 porte la marque du Syndicat des instituteurs. Bon nombre de syndiqués du SNI sont alors également membres de la SFIO, du PCF ou des radicaux de gauche. Ils sont farouchement attachés aux valeurs de la République et au progrès social. Georges Lapierre[7], directeur de l’Ecole Libératrice, est sollicité pour être député sous l’étiquette socialiste mais il décline l’offre, privilégiant la voie syndicale. Joseph Rollo, membre de la direction, est spécialiste de la laïcité pour le SNI et pour la SFIO, bataillant sur les deux fronts, syndical et politique, avec la même détermination. Des militants syndicalistes acceptent d’être candidats comme François Camel[8] qui devient député de l’Ariège ou Augustin Malroux député du Tarn[9]. D’autres participent encore activement au gouvernement de Léon Blum comme René Paty[10], membre du SNI à Paris, qui devient chef de cabinet de Jean Zay le nouveau ministre de l’Éducation. Ces cinq exemples, que l’on pourrait compléter par de nombreux autres, suffisent à illustrer la forte activité des syndicalistes enseignants au sein du Front populaire. Unis pour défendre la République et l’éducation, ils seront d’ailleurs tous les cinq victimes de l’extrême droite et de l’occupation quelques années plus tard.

Léon Blum, le leader des socialistes, devient président du Conseil : il nomme une équipe de jeunes ministres, mais aussi trois femmes pour la première fois, dont l’institutrice retraitée et militante du SNI, Suzanne Lacore[11]. Mais c’est surtout le jeune avocat radical Jean Zay[12], alors seulement âgé de 31 ans, qui marque de son empreinte la politique scolaire du Front populaire. C’est un précurseur disposant d’une vision politique et pédagogique des questions scolaires, ce qui en fait une référence toujours actuelle. Il est aidé dans sa tâche par toute la communauté éducative (syndicats d’enseignants, associations éducatives, pédagogues, intellectuels, etc.), par une équipe dévouée et des soutiens qui rassemblent toute la gauche de l’époque. L’éducation populaire et le sport, à travers le ministère de Léo Lagrange, jeune socialiste, sont renforcées, tout comme la culture et la recherche scientifique. Tous les domaines de la pensée et de l’éducation sont concernés.

En ce qui concerne l’œuvre dans le domaine éducatif du Front populaire, nous nous permettons de renvoyer d’une part à cette note écrite pour la Fondation Jean Jaurès « Le Front populaire et l’école »  et à l’ouvrage écrit par Nicolas Anoto, Du SNI au SE-UNSA, 100 ans pour l’engagement de l’école publique, SUDEL, 2022[13].

La postérité d’un moment d’espoir

Le gouvernement de Léon Blum a mis en place des réformes durables qui ont bénéficié à l’ensemble des Français, comme les deux semaines de congés payés, la semaine de 40 heures, des augmentations de salaires, la création de nombreuses infrastructures culturelles et sportives, et plusieurs autres initiatives couronnées de succès. Pourtant, les difficultés internationales et économiques, ainsi que des divisions dans l’alliance, ont fragilisé le Front populaire. Néanmoins, cela a consolidé en 1936 les institutions démocratiques et a permis de faire face à l’offensive de l’extrême droite. Ce n’est qu’après l’échec définitif du rassemblement en 1938 que ces mesures seront remises en cause et que la France sera confrontée de nombreuses difficultés exploitées par les courants réactionnaires. La défaite de 1940 entraîne l’instauration d’un régime d’extrême droite installée à Vichy qui collabore activement avec les Nazis qui occupent une grande partie du territoire. Tous ceux qui étaient hostiles au Front populaire saisissent le moment pour prendre leur revanche : Blum est emprisonné, par la suite plusieurs députés de gauche sont tués en raison de leur action résistante. Du côté du SNI clandestin, de nombreux instituteurs s’organisent activement pour défendre la liberté et pour le retour de la République. Bon nombre d’entre eux meurent du fait de leur engagement[14].

Mais il faut également le souligner : d’autres, même engagés dans le Front populaire, se révèlent à ce moment incapables de choisir le camp de la démocratie. Ils participent activement au soutien à Vichy, au nom d’une doctrine syndicale faite de renoncement et d’arrivisme. C’est le cas en particulier du numéro 1 du SNI, André Delmas qui écrit rapidement dans la presse collaborationniste. Il est loin d’être le seul dans cette situation Cela nous montre toute la difficulté de résister au « champ magnétique des fascismes »[15]. Le Front populaire a été un succès de courte durée face à l’extrême droite, mais il a marqué durablement les esprits, ce qui explique sa postérité jusqu’à aujourd’hui avec le nom de l’alliance de gauche intitulée « Nouveau front populaire ».


[1] La meilleure synthèse sur le sujet est le livre de Jean Vigreux, Histoire du Front populaire. L’échappée belle, Paris, Texto, 2022. Il est également d’un très bon Que-Sais-je ? sur le même sujet.

[2] Vincent Chambarlhac et Thierry Hohl, 1934-1936 un moment antifasciste, La ville brûle, 2014.

[3] Brian Jenkins et Chris Millington, Le Fascisme français. Le 6 février et le déclin de la République, éditions critiques, 2020.

[4] Pour voir des images de cette journée https://www.cinearchives.org/catalogue-d-exploitation-defile-des-500.000-manifestants-a-la-porte-de-vincennes-14-juillet-1935-le-version-longue-494-639-0-1.html

[5]  Voir Benoît Kermoal , «  Les socialistes, le Cartel des Gauches et la laïcité » note pour la Fondation Jean jaurès, 2024, en ligne https://www.jean-jaures.org/publication/les-socialistes-le-cartel-des-gauches-et-la-laicite/

[6] L’ouvrage de référence sur le sujet est toujours celui d’Antoine Prost, La CGT à l’époque du Front populaire, PFNSP, 1964. On peut signaler l’étude plus récente qui utilise de nouvelles archives : Morgan Poggioli, La CGT du Front populaire  à Vichy, IHS CGT, 2007.

[7] Voir notre article https://centrehenriaigueperse.com/2024/04/07/la-fabrique-dun-heros-georges-lapierre-syndicaliste-et-resistant/

[8] Voir sa notice Maitron https://maitron.fr/spip.php?article18472

[9] Voir sa notice Maitron https://maitron.fr/spip.php?article119778

[10] Voir sa notice Maitron https://maitron.fr/spip.php?article147514

[11] Voir sa notice Maitron https://maitron.fr/spip.php?article115030

[12] Olivier Loubes, Jean Zay, Armand Colin, 2012. 

[13]  Voir https://centrehenriaigueperse.com/2022/04/02/100-ans-du-sni-une-histoire-syndicale-mais-aussi-celle-de-la-profession-enseignante-et-de-lecole-publique/

[14] Voir la note pour la Fondation Jaurès  « parcours d’instituteurs socialistes et syndicalistes dans la Résistance » en ligne https://www.jean-jaures.org/publication/parcours-dinstituteurs-socialistes-et-syndicalistes-dans-la-resistance/

[15] Voir sur cette notion, Philippe Burrin, La Dérive fasciste: Doriot, Déat, Bergery 1933-1945, Point Seuil histoire, 2003.


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