Ce que l’habit dit du genre

Qu’est-ce que s’ habiller [normalement]  ?

En demandant aux adolescentes de « s’habiller normalement » pour aller en classe, les autorités en appelle à la norme. Mais qu’elle est-elle ?

Pour Eirick Prairat « il y a déjà, dans le concept de norme, l’idée de régularité […] Une norme est une régularité qui enferme de surcroît une injonction à faire ou à ne pas faire, comme nous l’avons déjà souligné. Elle contraint au sens étymologique du terme, constringere signifiant en latin littéralement serrer. Une norme resserre l’espace des possibles. La norme ne se réduit donc pas à la question de la normalité (régularité), elle est aussi et surtout l’affirmation d’une normativité (d’une capacité de contrainte). Elle a enfin une dimension collective, telle est sa troisième caractéristique ». Ainsi donc “s’habiller normalement” relève moins d’une règle de bon sens (un vêtement adapté à l’activité ou à la météo, par exemple) qu’à un code social (le vêtement attendu dans un cadre collectif donné). La norme rassure. Pierre Livet précise qu’elle règle un conflit entre plusieurs manières de procéder qui sont en suspens, elle arbitre entre plusieurs possibles, elle fixe un usage là où plusieurs usages sont en concurrence. En venant élire une manière de faire ou d’être parmi un ensemble ouvert de possibles, la norme travaille à organiser et à stabiliser le monde. Transgresser la norme est donc inquiétant. Pas tant pour a-normalité des transgresseurs, mais par la remise en cause de la normativité sociale.

Tenue [correcte] exigée

Le débat sur le vêtement des élèves n’est pas nouveau. Mais sa réactualisation récente fait apparaître plusieurs dimensions qu’il convient de ne pas confondre ni amalgamer. En effet, si le rêve égalitaire n’a pas totalement abandonné l’idée d’uniforme scolaire, c’est essentiellement la tenue des filles et donc le rapport à leur corps qui est reposé aujourd’hui

Dans ce contexte polémique, l’ifop a réalisé pour Marianne un sondage. Il est aussi révélateur pour les réponse qu’il fourni que pour les questions posées. Son titre déjà en dit long : “pour les Français, qu’est-ce qu’une « tenue correcte » pour une fille au lycée ? ». La question pour les garçons ne se poserait donc pas ?

66 % des sondés souhaitent ainsi que soit interdit dans l’enceinte scolaire, « un haut sans soutien-gorge au travers duquel la pointe de ses tétons (T-shirt, robe…) est visible », 62 % “un haut avec décolleté plongeant”, 55 % “un tee-shirt laissant apparaître le nombril”(le fameux crop-top) et 22 % « un tee-shirt ou débardeur laissant apparaître les brettelles du soutien-gorge”. « Un mini-short ou un short court » serait interdit par 56 %, « une mini-jupe ou une robe courte » par 49 %, « une robe moulante ou des vêtements serrés montrant ses formes » par 48 % et « un jean troué” par 30 %.

La mini jupe : un vêtement qui en dit [long]…

Alors qu’elle est encore assimilée à un vêtement indécent ou provocateur, la jupe fut autrefois une parure « imposée » aux femmes, dont elles ont dû s’émanciper. L’historienne Christine Bard éclaire l’évolution de l’habillement féminin.

« Dans l’histoire de nos sociétés occidentales, le vêtement féminin se devait d’être ouvert, comme l’est la jupe, à la différence des vêtements masculins, fermés, à l’instar de la culotte puis du pantalon. C’est cette différence vestimentaire qui marque la différence des sexes et aussi la hiérarchie des sexes, ainsi que leurs rôles respectifs. La jupe est aussi un vêtement très sexualisant, qui en général a une fonction d’érotisation, et ce en fragilisant les femmes.

En effet, l’ouverture du vêtement relie à la disponibilité sexuelle, facilite l’accès au sexe féminin. Notons que pendant longtemps, les femmes n’avaient pas de dessous fermés. Cela a entretenu une vulnérabilité féminine. C’est aussi un vêtement moins confortable qu’un pantalon dans beaucoup d’activités ».

Les religions monothéistes, insistent sur la pudeur pour les femmes, ce qui entrera en contradiction avec une autre fonction du vêtement : la parure, qui deviendra, surtout au XIXe siècle, un privilège féminin, un « cadeau empoisonné » en quelque sorte.

Un paradoxe qui conduit au XIXe et XXe siècle à proscrire les jupes trop étroites et trop courtes, « de même que tous les vêtements dévoilant trop le corps féminin, qui reste celui de l’Ève tentatrice et pécheresse ».

Dans les années 1960, l’arrivée puis le succès de la minijupe « correspond alors au désir de révolution sexuelle des jeunes femmes attentives à la mode. On peut désormais montrer ses jambes. La pudeur recule, oui, mais il ne s’agit pas d’une hypersexualisation. C’est une érotisation, mais tempérée par le port du panty (culotte couvrant le nombril et descendant sur les cuisses) ou des collants opaques. La minijupe accompagne ainsi un nouveau corps de mode, filiforme, en mouvement, éloigné de la fonction maternelle, qui a longtemps conduit à valoriser des formes plus amples et des rondeurs ».

Aujourd’hui, alors que le pantalon est porté massivement par les femmes et que la jupe est devenue un vêtement plus exceptionnel, Christine Bard considère que le sexisme de rue, toujours bien présent, prend « prétexte du port de la jupe, mais cela pourrait être pour un mot, un geste ou un autre vêtement ».

Quand la mini-jupe fait [scandale]

En 1966, la mini-jupe arrive en France et elle choque (plus ou moins) hommes et femmes. C’est ce que montre ce court film d’archive conservé par l’INA :

Couvrez ce [corps]…

Le vers de Tartuffe est bien connu, lorsqu’il enjoint Dorine d’utiliser le mouchoir qu’il lui tend pour couvrir sa poitrine. Mais n’y aurait-il pas une certaine perversité derrière ce “couvrez ce sein, que je ne saurais voir…” ?

Lorsqu’elle étudie ce vers célèbre, la psychanalyste Catherine Chabert relève la métonymie utilisée par Molière, faisant de « ce sein« , « non pas seulement les seins, mais le corps féminin et son sexe. Or, précise la chercheuse, la partie pour le tout, particulièrement lorsque la sexualité, la séduction, la transgression s’en emparent, est une des caractéristiques de langue « perverse » en ce sens qu’elle détourne, qu’elle ne nomme jamais ce qu’elle cible, autrement qu’en contournant les mots : on n’appelle pas un chat, un chat, dans le langage sophistiqué qui évite le mot pour ne pas dire la chose tout en la montrant.

Cette manipulation pourrait s’apparenter à une forme d’emprise « qui se sert de l’autre pour le défaire non seulement de ce qu’il possède mais de ce qu’il est, notamment par le déni de ses désirs… ».

Cette négation du corps et au-delà de la femme que suggère ainsi “le sein” que Tartuffe ne saurait voir ne s’appliquerait-elle pas également aux discours contre les jambes révélées par le short ou la mini-jupe ou à ce nombril que le crop-top ne cache pas ?

Entre [émancipation] et hypersexualisation

L’analyse de la presse, des séries ou des chansons pour adolescentes met en évidence la double injonction à la fois d’une émancipation porteuse de liberté et d’affirmation de ses désirs et d’un culte de l’image et du corps, imposé par la “tyrannie de la majorité » que définit Dominique Pasquier et citée par Marie Duru-Bellat.

SI l’« on a pu parler des « habits neufs de la domination masculine » (de Singly, 1993) ou de « dynamique inachevée de l’égalité entre les sexes » (Marry, Le Mancq, 2011) »,. pour Marie Duru-Bellat, « la question des inégalités entre filles et garçons n’est pas devenue sans objet ». Certes rappelle la chercheuse, les jeunes filles ont « à présent un accès égal à la contraception et à la sexualité, à une profession, à des responsabilités associatives, voire politiques ». On peut même souligner « que les comportements des jeunes garçons et filles se rapprochent de plus en plus, qu’il s’agisse de l’âge au premier rapport sexuel ou de la consommation de produits illicites (Cicchelli, Galland, 2008) ». Les garçons sont même « aujourd’hui dominés par des filles meilleures qu’eux à l’école, à l’aise dans le monde du travail et apparemment mieux intégrées à la vie sociale si l’on en juge par leur moindre délinquance, leur moindre tendance à se tuer sur les routes et, à plus longue échéance, leur durée de vie bien supérieure… ».

Pour autant l’hégémonie d’un modèle d’identité sexuée dominé par l’impératif de la séduction délivre un message ambivalent : « les filles sont invitées à jouer de leur corps, à le dévoiler si elles le désirent, mais dans le même temps, le leitmotiv des magazines est la soumission aux désirs masculins ». Cette “sexualisation” implique que la valeur personnelle d’une femme « est réduite à son sexual appeal à l’exclusion de toute autre caractéristique, selon des normes esthétiques très étroites et imposées. La personne devient ainsi un objet pour les autres, défini par leur regard – la valeur d’une femme est alors tout entière dans son aptitude à séduire et dans sa conformité au rôle féminin le plus traditionnel –, et non un sujet autonome libre de ses choix personnels ».

Le sexe [affaibli]

«On ne naît pas femme, on le devient » démontre Simone de Beauvoir dans “Le deuxième sexe”. Cette construction sociale du genre se décline aussi au masculin. Mais alors que les femmes accèdent progressivement et trop lentement, à leur émancipation, la masculinité semble en crise.

Pour François de Singly, “ C’est bien autant la masculinité que la virilité qui semble « mise à mâle ». Pour compenser, des hommes peuvent renchérir en mettant en valeur leurs muscles, en faisant preuve de plus de virilité. […] Le retour de la virilisation serait le costume de la masculinité défaillante, le signe (ultime ?) de la perte de pouvoir du masculin“.

Pour le chercheur, bien que la domination masculine n’ait pas disparue et sans chercher à la réhabiliter, il faut constater que “le mouvement des femmes a déstabilisé et continue à déstabiliser ce pouvoir masculin, cette domination masculine, tout comme il déstabilise, en retour, l’identité socialement assignée aux femmes en détruisant l’évidence d’un monde « naturellement » propriété masculine au sein duquel les femmes n’occupent que des positions secondes ou subalternes”. Il y voit un ”remue-ménage identitaire, dès lors que les hommes ont perdu l’exclusivité sociale de la maîtrise de soi et du monde tout en conservant la nostalgie du monde d’avant”.

Ce n’est pas qu’au [cinéma]

Quand une réalité sociale devient une fiction cinématographique, puis donne naissance à un mouvement revendicatif. Tel et le cheminement de « la journée de la jupe »

2006 dans un lycée technologique breton, l’idée d’une « journée en jupe » naît d’une discussion entre élèves dans laquelle les filles revendiquent le droit de s’habiller comme elles veulent.

Le 20 mars 2009 est diffusé sur Arte un téléfilm franco-belge de Jean-Paul Lilienfeld, intitulé « La journée de la jupe ». Drame dans lequel, Sonia Bergerac, professeur de lettres dans un collège de banlieue, vivant difficilement le quotidien de la relation avec ses élèves et fragilisée par le départ de son mari, prend une partie de sa classe en otage et imagine d’inviter les élèves filles à venir en jupe pendant une journée pour lutter contre l’idée préconçue que les filles en jupe sont des prostituées.

Exceptionnellement, le film sort en salle le 25 mars 2009 puis devient une pièce de théâtre.

Il inspire aussi un mouvement dans les lycées (et au-delà) qui se traduit par une journée de la jupe durant laquelle les lycéennes et lycéens sont invité.es à venir en jupe dans leur établissement scolaire dans le but de manifester leur engagement pour l’égalité des genres

L’uniforme n’est pas la solution

Bien que souvent revendiqué pour lutter contre les différences sociales ou la domination des marques vestimentaires, le recours à l’uniforme est parfois présenté comme une piste pour l’habillement des élèves. Qu’en est-il ?

Claude Lelièvre, historien de l’Éducation montre que « contrairement à une légende tenace, il n’y a jamais eu d’uniformes (ou de blouses uniformes) obligatoires dans les écoles communales de la France métropolitaine (il suffit de regarder les nombreuses photos de classes du passé pour s’en convaincre), mais uniquement dans nombre d’établissements privés ou certains établissements secondaires publics (généralement les plus huppés) ». Et il ajoute que lorsque des uniformes existaient (surtout pour les instituteurs et institutrices de fait ou pour les normalien.nes) ceux-ci « étaient nettement différenciés selon le genre » (https://blogs.mediapart.fr/claude-lelievre/blog/210920/une-facon-republicaine-de-shabiller-dit-blanquer-sait-il-de-quoi-il-parle).

L’étude des comportements dans les pays qui imposent l’uniforme scolaire tend à mettre en évidence une prédominance des normes sociales genrées qui se traduisent jusque dans cette tenue des élèves (la jupe obligatoire pour les filles par exemple ou le port de la cravate…) comme le présente un intéressant article des cahiers de l’outre-mer (https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-d-outre-mer-2017-2-page-5.htm). Par ailleurs, comme cela peut-être le cas avec une tentative d’uniformisation telle que le port d’un tee-shirt de même couleur pour les filles et les garçons d’un même établissement scolaire (ce qui se pratique dans les territoires français ultra-marins)

« en considérant les élèves comme des êtres asexués et sans genre, l’ensemble des problèmes posés par la mixité a été laissé aux soins des seuls enseignant-e-s et éducateurs.trices ». Pour autant, quelque soit la tenue des élèves, François Dubet rappelle que des îlots de non-mixité persistent largement dans les espaces scolaires, notamment la cour de récréation, « ce que et ce qu’analysent finement les travaux de Julie Delalande de Sophie Ruel, ainsi que les travaux de géographes qui modélisent les rapports spatiaux de sexe (Delalande, 2001 ; Ruel, 2009 et 2010 ; Maruéjouls-Benoit, 2014). La situation est particulièrement marquée lors des activités périscolaires, temps de repas, dans l’accueil périscolaire, le centre de loisirs sans hébergement et dans l’offre de loisir (Raibaud, 2006 : 3) ».

Éduquer à la [mixité] pour réussir l’égalité

Filles et garçons peuvent-ils, doivent-ils, étudier ensemble ? Chaque débat sur les inégalités entre filles et garçons dans le domaine éducatif, se traduit dorénavant par une remise en question de la mixité. Les filles réussissant mieux en classe, les garçons seraient perturbés et un apprentissage séparé serait plus efficace.

C’est au contraire, l’éducation à la mixité qu’il faut promouvoir pour de beaucoup de chercheuses et chercheurs.

« La mixité reste quelque chose de récent. Il n’y a pas eu d’accompagnement depuis », constate Christine Bard qui ajoute que la bonne réponse n’est ni de revendiquer « un vêtement républicain qui n’existe pas […] ni de regarder dans le rétroviseur en revenant aux uniformes. On pourrait en revanche accompagner les élèves avec des conférences sur l’histoire du vêtement et sur l’histoire du genre. En tout cas éduquer, dialoguer, sans stigmatiser les jeunes filles ».

Jean P. François, démontre pourquoi « il faut réussir la mixité filles-garçons en éducation et résister à l’air du temps, aux pressions sociales et économiques, aux peurs collectives et aux tentations individualistes et frileuses qui voudraient l’abandonner et revenir à une ségrégation éducative sexuée ». Mais il met également en avant l’idée que ce n’est pas qu’une question scolaire, pas même une simple question éducative, c’est avant tout une question sociétale et donc politique : « pour le dire vite, nous savons bien que réfléchir à la mixité éducative filles-garçons et vouloir la réussir, c’est aussi s’obliger à s’interroger sur toutes les mixités et vouloir prendre en compte toutes les inégalités, toutes les fractures, toutes les tensions de notre société ».

Quelques [références] pour aller plus loin

– Alzo Clauden, Femme mythifiée, femme mystifiée. Presses Universitaires de France, 1978

– Bard Christine, Ce que soulève la jupe, Autrement, 2010

– Bard Christine, Une histoire politique du pantalon, Seuil 2012

– Bard Christine, Féminismes, 150 ans d’idées reçues, Le Cavalier bleu, 2020

– Roland Barthes, « Histoire et sociologie du Vêtement », Annales Année 1957 12-3 pp. 430-441 https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1957_num_12_3_2656

– Duru-Bellat, Marie. « Ce que la mixité fait aux élèves », Revue de l’OFCE, vol. 114, no. 3, 2010, pp. 197-212.

– François Jean P. , Mixité filles-garçons : réussir le pari de l’éducation !ERES, 2011

– Gherchanoc, Florence, et Valérie Huet. « Pratiques politiques et culturelles du vêtement. Essai historiographique », Revue historique, vol. 641, no. 1, 2007, pp. 3-30.

– Véronique Rouyer, Yoan Mieyaa et Alexis le Blanc, « Socialisation de genre et construction des identités sexuées », Revue française de pédagogie, 187 | 2014, 97-137.

– Singly François (de) « Les habits neufs de la domination masculine”, Revue Esprit, novembre 1993

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